Affaire Guéant: petites phrases et tourbillons
Extraits d'un texte remarquable de Luc Ferry, publié dans Le Figaro du 9 février 2012.
Toutes les civilisations se valent-elles ? Evidemment non. Est-il scandaleux de le dire ? Pas davantage…
… Les cris d’orfraie poussés par les bien-pensants touchant les propos de Guéant sont d’autant plus ridicules que ces derniers relèvent plus de l’évidence que de la provocation. Je suis prêt à parier qu’en leur for intérieur, nos éléphants du PS pensent exactement la même chose que lui et ce pour une raison simple : il n’y a en réalité, si du moins l’on accepte de considérer une seconde le fond des choses, aucun motif, je dis bien aucun, de tenir à priori les civilisations pour équivalentes. Au nom de quoi pourrait-on refuser à quiconque le droit de préférer les traditions qui ont engendré une grande littérature à celles qui dominent les sociétés sans écriture ? Comment lutter avec ardeur contre l’illettrisme, s’engager de toute son âme pour que nos enfants découvrent les grands auteurs et tenir pour équivalentes les cultures où elles se sont épanouies et celles qui ignorent jusqu’à leur existence ? Au nom de quoi devrais-je m’abstenir de penser que les œuvres de Bach ou de Mozart sont intimement plus profondes, plus riches et plus précieuses à tous égards que le tambourin ou le flutiau de ce que Levi-Strauss appelle les « sociétés sauvages » ? Un tel jugement de valeur n’implique nulle xénophobie, pas davantage la moindre volonté colonisatrice ou impérialiste, simplement l’expression d’un choix dont on voit mal au nom de quelle morale débile il devrit être interdit.
Il en va évidemment de même sur le plan politique : oui, là encore et sans la moindre hésitation, je préfère mille fois une civilisation qui a engendré la démocratie, l’égalité entre hommes et femmes, les Lumières, le rationalisme scientifique, la peinture hollandaise et les droits de l’homme à une civilisation qui les ignore ou qui les nie. On objecte que c’est là confondre civilisation et régime politique, mais l’argument est spécieux : de toute évidence, les deux sont inséparables…
…Comme l’écrit André Comte-Sponville, qu’on ne soupçonnera pas de rouler pour le Front National, dans ce passage d’un article dont je fais cadeau à Claude Guéant pour sa défense : « Toutes les civilisations ne se valent pas, ni tout dans chacune d’elles…Disons- le donc tranquillement : de notre point de vue, non d’Européens mais de démocrates, une civilisation qui respecte les droits de l’homme est supérieure à une civilisation qui ne les respecte pas. Une civilisation qui prône l’égalité des sexes est supérieure à une civilisation qui veut maintenir les femmes en situation d’infériorité et d’oppression. Une civilisation laïque qui protège la liberté de croyance et d’incroyance est supérieure à une civilisation intégriste… »(Le Goût de vivre, Albin Michel, p.292).
Voilà, c’est dit, et par un des plus éminents penseurs se réclamant aujourd’hui de la gauche. Alors qu’y a-t-il en réalité derrière toute cette effervescence proprement stupide ? La volonté chez notre ministre de l’Intérieur, de draguer le FN ? Si c’est le cas, c’est une erreur, car l’original sera toujours supérieur à la copie. La vérité, c’est qu’à l’ombre des cris d’orfraie, c’est une vieille haine de soi qui prospère, le « sanglot » de cet « homme blanc » dont parlait Pascal Bruckner, qui ne parvient toujours pas à éprouver la moindre fierté d’appartenir à une Europe qui, pourtant, eut le génie de développer une civilisation laïque de liberté et de bien-être à nulle autre pareille. Pour combien de temps, encore, si nous n’y croyons plus nous-mêmes ?
Luc Ferry
Texte complet dans Le Figaro du Jeudi 9 février 2012