Roman russe
Editorial de Claude Imbert dans Le Point du 15 mars 2012...
Des élections dites "démocratiques", vous en trouvez dans 115 pays, et la très grande majorité d'entre elles installent des despotes. L'élection de Poutine n'est pas la pire. Certes, sa "démocratie dirigée" est à la démocratie ce que la liberté surveillée est à la liberté. Mais oublions, dans nos sarcasmes, cette niaiserie française qui veut qu'une démocratie à l'occidentale succède d'emblée à toute tyrannie. Sous nos yeux, l'islamisme brûle les bourgeons du printemps arabe. L'Histoire prend son temps. Et la démocratie aussi.
Pour régenter une immense Russie étirée dans l'espace comme dans la durée, Poutine allonge sur un troisième mandat de six ans son despotisme éclairé. Évitons les anathèmes expéditifs, et voyons que Poutine eût été élu sans les truquages patents du scrutin ! Voyons aussi qu'une opposition opprimée mais croissante peut défiler sous des pancartes "Poutine, dehors..." sans subir ni goulag ni canonnades à la syrienne.
Après des siècles de tyrannie, après trois générations d'un régime communiste qui fit rêver la moitié du monde et trembler l'autre moitié, après un Gorbatchev en syndic de faillite débordé par la faillite, après l'anarchie abyssale sous un Eltsine en goguette, Poutine est le premier "tsar" postsoviétique. Le "prince" d'une démocratie muselée mais non écrasée.
Il voit, ces temps-ci, monter contre lui l'impatience d'une classe moyenne urbaine et jeune, polyglotte et créative, née justement du miracle économique des années Poutine. Elle voyage sur Internet, refait le monde sur Facebook et veut refaire d'abord la Russie. Elle prend des forces. Elle a mis le tsar en minorité à Moscou. Et le temps tricote en sa faveur.
Mais Poutine, lui, est le passeur d'un peuple de 140 millions d'âmes, de ses icônes, de ses nouveaux boyards, de ses rêveries arrosées, de ses utopies fracassées, lourds icebergs flottant dans la mémoire populaire au gré du grand dégel. Poutine navigue, entre ses blocs, avec la hantise du "Titanic". Il est encore soutenu par le gros d'un peuple mutilé, vague et méditatif, errant dans cette "nation vacante" dont parlait Dostoïevski.
Avec sa tête européenne et son coeur slave, Poutine signe un nouveau chapitre du roman national. Il s'exhibe en Rambo athlétique comme le gardien provisoire d'un ordre fragile. Il ne quitte son bureau, en forme de cockpit d'avion, que pour parader en polymusclé, en Goldorak de lumière et d'acier pour préserver la Russie d'un démantèlement qui a déjà tué l'Union soviétique. Et laissé partir l'Ukraine, mère nourricière de la vieille Russie, les pays Baltes, la Géorgie et un quarteron de républiques asiatiques... Poutine est là pour soigner le grand chagrin russe, celui d'une Russie en peau de chagrin. D'un pays qui a rétréci et ne fait plus assez d'enfants.
Ancien KGbiste, il est le dernier rejeton du visionnaire que fut Andropov (1), l'égal pour la Russie de Deng Xiaoping pour la Chine. Il en prolonge la lucidité et les hantises. Il en garde le goût soviétique des polices secrètes et du jeu d'échecs. Mais il s'en détache, car il ne croit plus au messianisme russe. Il campe sur son précarré : un patriotisme nationaliste.
L'oligopole où il règne est une nomenclature de pouvoir et de fortune avec son clan saint-pétersbourgeois (comme Poutine) et son élite de vrais patriotes et de vrais requins qui fendent les rues en limousines noires à gyrophare. La corruption est générale, organisée, tarifée. Poutine y navigue en grand ordonnateur et d'aventure en grand inquisiteur.
Mais, au-delà des péripéties de sérail, Poutine conduit une troïka majeure : renaissance industrielle fondée sur le pactole gazier ; capital nucléaire ; modernisation à marche forcée des forces armées.
À l'extérieur il épouse, contre l'Occident, la solidarité de ressentiment des grands émergents. Mais une obsession, chez lui, domine. Celle de l'islam qui ronge, au Caucase, le Sud russe, qui alimente le foyer tchétchène et investit l'Azerbaïdjan, l'Ouzbékistan, le Kazakhstan. Cette obsession étaie le regain de l'Église orthodoxe : 70 % des Russes s'y reconnaissent, même si moins de 10 % assistent à ses offices.
Poutine s'affiche, lui, en chrétien. Il avertit l'Europe chrétienne sur les dangers de l'islam. Il dénonce les illusions d'un printemps arabe libérant le regain islamiste. S'il soutient encore le boucher de Damas, c'est moins pour les intérêts d'une longue alliance que par crainte de voir, sur un Assad effondré, la vague sunnite déferler d'Alger jusqu'au Caire. Avec Assad, le Russe protège aussi les chrétiens d'Orient, pour la plupart orthodoxes...
L'ère de Poutine clôture, contre son gré, la puissance soviétique. Mais la suite est énigmatique. Bismarck a dit : "La Russie est toujours plus forte et plus faible qu'on croit." Poutine aussi.
1. Voir "Le roman du siècle rouge", d'Alexandre Adler et Vladimir Fédorovski, très bien informé (éditions du Rocher).