Lettre à Jacques Julliard de "Marianne"
Notre ami Henri Allaigre, membre du Conseil d'administration du Cercle des Libertés Egales a adressé une lettre à Jacques Julliard, du magazine Marianne...Nous la publions ci-dessous...
Cher Monsieur,
J'ai de l'estime pour vous et vous considère comme un homme raisonnable et mesuré. C'est dans cet esprit que je voudrais prolonger votre récent éditorial de Marianne sur l'affaire Bernard Arnault et l'ADN anti-riches des français.
Votre analyse de ses sources, dans le catholicisme, l'aristocratie et le syndicalisme est un bon rappel historique. Vous pointez ensuite la contradiction qu'il y a à vouloir, comme on l'a vu par la présence de nombreux ministres à l'université d'été du MEDEF, favoriser l'emploi en réhabilitant, logique élémentaire, le rôle les employeurs, et donc de l'entreprise, lieu principal de création des postes et des richesses dont tout le monde en France souhaite la multiplication, et à pratiquer simultanément le "riche-bashing" ou "chasse aux riches", sport qui plaît tant à notre mentalité nationale et auquel notre classe politique actuellement au pouvoir s'est volontiers adonnée dans la période récente. Vous en appelez pour finir à un effort de part et d'autre pour dépasser ces oppositions primaires et stériles et aller vers une meilleure compréhension réciproque entre partenaires sociaux. On ne peut que souscrire à ce souhait.
Sauf que dans notre pays, le sectarisme politique et social est plus marqué, me semble-t-il, à gauche qu'à droite et que votre exhortation devrait donc concerner un camp plus que l'autre. Un seul exemple, mais il est éloquent : notre actuel Président a glissé incidemment lors d'une interview dans la campagne de 2007 cette petite phrase : "Je n'aime pas les riches". Aucun tollé, aucune indignation vertueuse n'est venue ponctuer cette martiale déclaration, et elle ne lui a nullement collé à la peau comme une irréparable infamie entachant sa carrière, à l'instar d'autres hommes politiques dont certains faits ou propos les ont suivis des années durant.
Et pourtant, si l'on essaie de remplacer "les riches" par n'importe quelle autre désignation collective : "Je n'aime pas les arabes, les juifs, les étrangers, les homos, les pauvres, les chômeurs, les assistés, les syndicalistes, les femmes, les enseignants etc. etc.", on imagine le tohu-bohu médiatique et la bordée d'injures encourus par l'auteur avec le nombre de plaintes déposées contre lui. Mais pour les riches, ça passe, et nul malaise ne vient titiller notre conscience nationale, ce qui est un comble quand on prétend à la plus haute fonction au sein de l'Etat comme Président de tous les français!
Stigmatiser un groupe comme tel, au seul titre de l'appartenance à ce groupe et non pour faits et gestes individuels des membres de ce groupe est en effet un indigne procédé d'amalgame. C'est notamment, hélas, le ressort odieux du racisme, qui devient ici un "classisme", vieux relent de "lutte des classes" dont la gauche et le syndicalisme français ont tant de mal à se débarrasser.
C'est pourquoi je prétends qu'on ne peut renvoyer là-dessus gauche et droite dos à dos, mais que la première, chez nous, a plus d'effort à faire dans le sens de la tolérance et de la cohésion du pays, surtout quand elle ne cesse d'en appeler au "vivre ensemble" et au "lien social" que l'on a tant accusé Sarkozy de briser, alors que de tels propos contribuent eux aussi puissamment à diviser les français en attisant un sentiment d'envie, de jalousie et de revanche plus qu'un vrai souci de justice et d'équité. C'est Nietzsche qui parlait à ce propos du ressentiment comme moteur souterrain de l'action.
C'est sans doute là l'une des raisons cachées de la supériorité de l'économie allemande sur la nôtre : un certain sens du compromis et du respect de l'autre, si absent de notre culture et de nos mœurs politiques, médiatiques et sociales. J'entendais l'autre jour sur France-inter un auditeur de Strasbourg, à la tête de deux entreprises, l'une en Alsace et l'autre en Allemagne, tout près de la frontière. Il notait bien la différence de "climat": "Ici, vous êtes un patron, avec toute la charge négative que cela comporte. Là-bas, vous êtes un dirigeant, avec toute la reconnaissance collective qui s'y rattache".
Pas étonnant, dès lors, que l'industrie y marche mieux : ils savent jouer un jeu "gagnant-gagnant", non exempt, bien sûr, d'oppositions et de conflits, mais un certain sens de l'intérêt général les conduit à régler ceux-ci au bénéfice de tous par la négociation et non par le brutal et primitif "rapport de force", alors que par hargne, voire "haine sociale", nous jouons (et nos syndicats, hélas, jouent trop souvent) un jeu perdant-perdant où le but devient plus de faire plier l'adversaire ou de l'humilier, quitte à se tirer une balle dans le pied, que de trouver un arrangement équilibré tenant compte des contraintes et intérêts de chacun. Les six cents dockers au statut privilégié bloquant le port de Marseille avec les milliards d'euros de trafic maritime perdus pour longtemps au profit de Gênes, Barcelone ou Rotterdam en sont un exemple frappant. Et qui donc, à gauche, où l'on s'indigne volontiers du moindre appartement de ministre un peu surpayé, a osé s'en offusquer?
On entend aujourd'hui des appels émouvants au patriotisme des riches. Ce mot, inhabituel à gauche, reprend opportunément du service! Mais il n'est guère apparu à ce moment-là, ni lors de grandes grèves nationales dont on se garde bien de calculer le coût et les pertes subis! Pourtant, il pourrait y avoir aussi sa place, mais on y verrait vite un insupportable chantage et une entrave à l'action syndicale. Alors que "les riches" sont tenus, eux, bien sûr, à une irréprochable vertu fiscale face à la concurrence de régimes plus accueillants. Ce qui évite au moins de se poser la question des raisons structurelles profondes, inhérentes à notre société et dommageables pour elle, de leur éventuel exil. Sans compter les départs à bas bruit de talents et compétences vers des cieux moins hostiles…
Je ne dis pas, bien sûr, que la droite et les patrons n'aient pas du chemin à faire en matière d'ouverture et de partenariat. Mais ils sont moins théoriciens, plus pragmatiques, plus réalistes, et donc plus ouverts à un compromis raisonnable. La gauche, est plus idéologique, plus "religieuse" et sacralisante dans ses convictions, donc aussi plus dogmatique et plus fermée au compromis. Étrange paradoxe, il nous faut "laïciser" la gauche pour qu'elle s'accommode du dialogue avec des interlocuteurs qui ne soient pas a priori pris par elle pour le diable!
Si vos éditoriaux pouvaient tenir cette ligne et cette pédagogie de la responsabilité ouverte, dans un hebdomadaire qui aurait souvent bien besoin lui-même de s'en inspirer (mais quel est son ADN profond?), vous rendriez un utile service au pays tout entier, que l'on infantilise trop souvent par des slogans ou des propos démagogiques et racoleurs, car manichéens, sommaires et simplistes.
Dans le souci, partagé je l'espère, de cet objectif principal, je vous prie d'agréer, cher Monsieur, mes sincères salutations.
Henri ALLAIGRE